Le pacifisme : La ruine culturelle
La ruine culturelle n’est pas moindre que la ruine matérielle. Cicéron fut peut-être le premier grand auteur à s’en être inquiété. Contre l’opinion dominante de ses concitoyens, en un temps de guerres civiles continues, Cicéron n’a pas cessé d’affirmer la supériorité de la vie civile sur la vie militaire, la suprématie du courage civique sur le courage militaire. Cicéron cite à plusieurs reprises avec fierté des vers de son cru : « Que les armes le cèdent à la toge et le laurier du vainqueur à l’éloge du bon citoyen ». Cicéron dresse un parallèle entre deux Grecs très illustres : Thémistocle, le vainqueur de Salamine et Solon, le fondateur du tribunal de l’Aréopage. Quelle que soit la gloire incontestable du premier (il a sauvé sa cité de l’invasion perse), celui-ci n’a fait sentir son action qu’une seule fois tandis que la législation de Solon eut un effet durable. De plus, si la victoire de Thémistocle n’aida pas F Aréopage, inversement la guerre put être conduite grâce aux décisions de ce Sénat institué par Solon.
Le propre de l’homme est de parler et de penser. La guerre lui ôte à la fois la parole et l’esprit. Les expressions le disent : « les armes parlent», cela signifie que la guerre rend l’être humain littéralement muet. Rien n’est plus étranger à l’esprit de la guerre que la discussion, note Alexandre Philonenko. « La visée fondamentale de la guerre consiste à évincer l’autre du champ du discours». Contre Hobbes qui avait insisté sur la dimension de pensée (imagination et calcul) et de langage de la guerre, les pacifistes pointeront la profonde bêtise du conflit armé. Avec la guerre, le langage tombe dans ses formes les plus simplifiées : la devise, le slogan. « Nach Paris ! », criaient les Allemands en 1914, « A Berlin ! », répliquaient les Français. Les mots n’avaient plus besoin de franchir ces bornes étroites. Les longues et belles invectives homériques appartiennent à l’imaginaire épique ; comme l’amour, la guerre réelle rend muet. Pour l’homme d’Etat, remarque Gaston Bouthoul, la guerre est d’abord la solution de facilité, « on pourrait dire, paradoxalement, que la guerre est la fin des querelles : on se bat souvent par horreur de la discussion ». L’état de guerre abolit l’état de société. Il représente une formidable régression d’avant l’état civil. Les thuriféraires de la guerre exaltaient les vertus viriles et dénonçaient dans le désir de paix l’expression d’une lâcheté décadente. A partir du XIXe siècle, le courage cédera de plus en plus la place à la fraternité, vertu républicaine qui paraît à beaucoup ne jamais devoir s’exercer davantage que dans la violence. Mais devant la redoutable efficacité des armements modernes qui font l’économie de la valeur individuelle et tuent en masse, à l’aveugle, certains auteurs (qui ne sont pas tous des pacifistes, loin s’en faut !) témoignent d’une inquiétude nouvelle. Herbert Spencer évalue la guerre à travers le fait évolutif : dans l’enfance de la civilisation, la guerre a pour résultat l’élimination des plus faibles, mais avec la société moderne, ce sont au contraire les hommes les mieux constitués et les plus robustes qui sont le plus exposés. L’eugénisme inventé par Galton sera un effet indirect de cette angoisse engendrée par la guerre moderne qui, à rebours de la nature, garde les moins forts et élimine les meilleurs.
Déjà les Grecs disaient que la guerre fait plus de méchants qu’elle n’en emporte. La dénonciation de la guerre a toujours une base éthique, même si les raisons invoquées en premier lieu sont d’un autre ordre (l’intérêt ou la préservation des biens, par exemple). « La guerre, c’est l’enfer », disait le général Sherman, qui n’était pas spécialement pacifiste… On dénoncera dans la guerre le pire des crimes. Comme Bertolt Brecht qui disait : qu’est-ce que le cambriolage de banque à côté de la fondation d’une banque ?, le pacifiste pense : qu’est-ce qu’un crime à côté d’une guerre ? Telle fut la teneur des propos de Voltaire contre les « harangueurs » catholiques, qui finissent par oublier la véritable hiérarchie des valeurs : « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges et de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne». A contrario, que peuvent valoir encore les vertus tant vantées si une seule guerre les emporte toutes en emportant ceux qui peuvent leur donner existence ? La guerre condense en elle toutes les formes du mal : le meurtre, la souffrance physique et psychique, la misère matérielle et morale, et tous les mauvais sentiments : la haine, l’envie, le désir de vengeance, l’égoïsme, l’indifférence au malheur. « La guerre nourrit la guerre » disait le proverbe. Il avait un sens immédiat : une armée subsiste aux dépens du pays où elle se trouve ; et il y a un sens plus réfléchi : la guerre engendre la guerre, toute guerre provient d’une guerre antérieure. Ici encore, Tolstoï s’est fait le dénonciateur le plus convaincant de ce mal .