Le pacifisme
L’opposition entre la guerre et la paix n’a pas toujours eu ce caractère premier, fondamental, que nous lui reconnaissons. Pour les Grecs, la césure passe, ainsi que le dit Hésiode au début de son poème épique Les Travaux et les Jours, plutôt entre la bonne rivalité qui voit s’affronter des adversaires dans l’honneur, et la mauvaise haine destructrice. Mais si l’opposition entre la guerre et la paix a mis du temps avant de faire partie des évidences reconnues, leur dissymétrie a été tout de même assez tôt remarquée. Rares ont été ceux qui ont déclaré faire la guerre pour la guerre ; à l’exception des guerriers et des soudards, nul n’a considéré la guerre comme une fin en soi. A l’inverse, disait Aristote, la paix se suffit à elle-même, comme le loisir ; elle est de l’ordre des fins. « La guerre a pour fin la paix » dit encore Aristote en une formule qui prend le contre- pied du bellicisme Spartiate. Entre la guerre et la paix, la dissymétrie joue en faveur de la seconde : on ne cherche pas la paix pour faire la guerre alors qu’on fait la guerre pour obtenir la paix, fera également remarquer saint Augustin.
Néanmoins, dans l’histoire des hommes, le pacifisme en tant qu’idéologie dévalorisant les valeurs guerrières au profit des valeurs de paix a été, jusqu’à une date récente, exceptionnel. C’est du côté des premières religions universelles qu’il convient d’en chercher les premiers exemples : le bouddhismeet le jaïnisme qui pousseront la valeur brahmanique d’ahimsa (non nuisance) jusqu’à son extrême implication, ainsi que le christianisme des origines. Mais la seule grande culture historique dont on puisse dire qu’elle a connu une longue tradition pacifiste fut la culture chinoise. Il y a chez les philosophes chinois une sorte d’unanimité pacifiste constituant leur point d’ancrage commun. Et cette position était loin d’être celle d’intellectuels isolés : la Chine se glorifiait de sa faiblesse militaire et elle puisait dans son mépris des valeurs guerrières la conviction de sa supériorité sur les « barbares ». Sa hiérarchie sociale plaçait le soldat au degré le plus bas, juste avant le brigand. La Chine a été la seule puissance dont le principal ouvrage en matière de guerre ait eu une fonction défensive (la Grande Muraille). Elle découvre la poudre bien avant l’Europe mais elle ne l’utilisera pendant longtemps que pour fabriquer des feux d’artifice. Cela dit, la Chine n’a pas été moins en guerre (invasions étrangères et guerres entre États et entre seigneurs) que les autres nations.
Dans les temps modernes, la paix est devenue, avec la liberté, le développement économique et culturel et la justice, l’une des (rares) valeurs universelles et universalisables. Elle peut même être considérée comme la plus importante de toutes ces valeurs, donc comme prioritaire, dans la mesure où sans elle les autres valeurs s’effondrent et perdent leur sens. Dans une « position originelle » de type rawlsien – hypothèse théorique d’États ne connaissant rien de leur puissance future – on peut penser que les Etats choisiraient des relations pacifiques plutôt que belliqueuses puisque, en l’absence de certitude concernant leur position relative sur l’échiquier international, la guerre pourrait signifier pour eux la ruine totale. Pourtant,, sous les termes uniques de « paix » et de « pacifisme » se cachent des idées et des argumentations différentes – qu’il convient d’analyser.