La philosophie politique au miroir de l'histoire : Rawls
Rawls : la question de la justice
L’œuvre de John Rawls (né en 1921), qui s’élabore plus tardivement (Théorie de la justice, 1971) que la philosophie politique d’obédience marxiste d’après-guerre, concourra à relancer la philosophie politique dans le monde anglo-saxon. Prenant acte de la fin du marasme et de la promotion du régime démocrate et libéral, il défend une version égalitariste du libéralisme, une sorte de synthèse entre les acquis du libéralisme et ceux du socialisme.
« Droits-liberté » et « droits sociaux »
Pendant les révolutions libérales des XVIIe-XVlll esiècle, le libéralisme politique (à différencier du libéralisme économique qui consiste à limiter l’intervention de l’État dans les échanges économiques) a défendu un ensemble de « droits-libertés” contre l’arbitraire d’un pouvoir que n’encadre aucun droit. Ces droits, accordés également à tous, signifient que les institutions de l’Etat garantissent un certain nombre de possibilités pour l’individu : liberté de pensée, de réunion, de propriété, de culte, du commerce, etc. Nous savons que l’essentiel de ces droits fournissent la matière à la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’ONU en 1948.
La tradition socialiste a critiqué le caractère abstrait de tels droits. En effet, que valent-ils si ma position sociale et ma vie matérielle m’empêchent d’en jouir effectivement ? Que vaut la liberté de pensée, si je n’ai pas accès aux institutions scolaires et culturelles qui me permettaient d’avoir avec d’autres une éducation et une vie intellectuelle ? Cette critique déboucha sur la formulation d’une nouvelle famille de droits, les « droits sociaux” : le droit au travail, à la sécurité matérielle et sociale, m droit au repos, à l’instruction, etc. Ici, l’État ne doit plus seulement respecter la sphère privée, mais au contraire intervenir par la loi pour égaliser les conditions sociales d’existence au nom de l’égalité et donc de la justice. La tradition de l’État-providence (Welfare State) y trouve son origine.
La justice, par la revendication de droits, est ainsi au centre des luttes politiques comme des débats théoriques. Le XXe siècle a vu l’émergence de nouveaux droits qui restaurent les sujets politiques dans une dignité et une position enfin reconnue : la lutte féminine pour un suffrage réellement universel et l’égalité des droits, la lutte pour les droits civiques pour tous dans l’Amérique des années 1960, etc. Le problème de la justice se pose dans le contexte d’une société démocratique et pluraliste. En effet, dans une société qu’on dira traditionnelle, l’ordre social “juste” se fonde sur une tradition respectée et une autorité reconnue par tous comme légitime. Les sociétés modernes au contraire se caractérisent par l’absence d’un tel fondement traditionnel ou naturel à leur ordre social. Ordonnées autour de la liberté individuelle et du pluralisme des valeurs, des cultures et des revendications, elles doivent repenser leur être-ensemble.
Justice et égalité
Le refus de l’égalitarisme
Le pluralisme moderne implique que la question « qu’est-ce que la justice ? » puisse recevoir des réponses diverses, incompatibles entre elles. En un premier sens, est juste une répartition strictement équitable des biens : chacun recevrait la même chose. Cet égalitarisme strict, qui corrigerait absolument les inégalités naturelles, sociales et historiques, ne pourrait être imposé que par l’État et obligerait à sacrifier la liberté individuelle. Or la liberté d’un individu ne peut être sacrifiée au profit d’un autre.
Ce point engage le débat qui a lieu entre la théorie libérale de la justice de Rawls et l’utilitarisme. Les militaristes (comme J.S. Mill, 1806-1873, ou H. Sidgwick, 1838-1900 – voir chapitre 9) considèrent qu’une distribution des biens est juste, si elle maximise la satisfaction globale de la société. Il est donc possible qu’une distribution qui profiterait à une majorité mais laisserait certains souffrir le dénuement ou l’injustice soit légitime.
Les limites d’une justice distributive
Il existe cependant une autre forme de justice traditionnellement nommée justice distributive. Elle consiste à donner des parts inégales aux individus. Ainsi, de manière apparemment paradoxale, il est juste que les biens soient inégalement distribués. Selon une formule canonique du IIIe siècle, la justice consiste à « attribuer à chacun le sien ».
C’est par exemple ce qui fonde la conception de la justice reposant sur le mérite. On peut ainsi proposer qu’il est juste que chaque reçoive des parts différentes selon ses talents et aptitudes. Rawls critique cette conception considérant que les talents et les capacités de chacun relèvent d’une « distribution” naturelle inégale. Au nom de quoi mériterions-nous les qualités et les talents innés qui nous distinguent ? Les inégalités sociales et naturelles sont moralement injustifiées.
Pour une inégalité juste : le voile d’ignorance
Pour éviter de nous entendre sur une conception positive de la justice et de la vie heureuse, Rawls propose de s’entendre sur une procédure au terme de laquelle nous tomberions d’accord pour affirmer ensemble que la justice sociale doit être ainsi et non autrement. Il développe une théorie procédurale de la justice. Le « voile d’ignorance » est le nom donné à cette procédure où chacun, ignorant la position sociale qu’il occupera, doit pourtant décider avec d’autres des principes de la justice sociale. Rawls considère qu’une telle procédure aboutira à un résultat juste parce qu’elle est elle-même équitable.
Une société qui n’éliminerait pas les inégalités, mais qui n’accepterait celles qui sont attachées à des positions sociales ouvertes à tous. Les inégalités ne doivent pas aggraver la situation des plus défavorisés : « Les biens doivent être distribués de façon égalitaire sauf si une distribution inégale de ces mêmes biens profite aux plus défavorisés » .
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