Violence et souffrance : La philosophie à la source
La première limite que la souffrance oppose à la philosophie est celle de sa propre ambition : celle de construire un système de propositions capable d’intégrer toutes choses dans un ordre intelligible. Cette ambition, sans doute, définit plus proprement la métaphysique. Mais le philosophe le moins dogmatique ne peut pas renoncer à une exigence spéculative qui caractérise en vérité le discours philosophique en tant que tel. Or la souffrance sanctionne l’échec de la spéculation. Plie n’est pas ce sur quoi l’on glose mais ce contre quoi l’on lutte. Le terrain sur lequel elle surgit n’est pas celui de la connaissance mais de l’existence, de la science mais de la vie. C’est un défi au discours et particulièrement au discours conceptuel. En témoignera plus loin l’échec de la théodicée, c’est-à-dire de l’effort le plus grandiose jamais accompli par l’esprit humain pour justifier le mal.
Chez bien des philosophes, il est vrai, la theoria est au service de la praxis. Descartes subordonne la recherche du vrai à celle du vrai bien. En demandant : « Que puis je savoir r », Kant a en vue deux autres questions à ses veux plus essentielles : « Que dois-je faire ? » et « Que puis-je espérer ? ». De cette éminence de la praxis témoignent, aux deux extrémités de l’histoire de la philosophie, le thème platonicien de la cité idéale et la onzième thèse de Marx sur Feuerbaeh, selon laquelle il n’importe pas tant d’« interpréter » le monde que de le « transformer ». Mais l’idéal de l’action n’est pas essentiellement différent de celui que poursuit la
spéculation : il consiste à donner à la vie elle-même la forme du discours. L’idéal île l’action, c’est la fin de la violence. Or la fin de la violence ne serait pas la fin de lu souffrance. Dans l’île d’Utopie, les hommes continuent d’affronter la maladie et île pleurer leurs morts. Il se pourrait même que la réalisation de cet idéal ne soit que la condition propre à mettre à nu « l’énigme de la vraie souffrance ». C’est celle énigme qui met, selon le mot de Ravie, la philosophie à bout.
Est-ce à dire qu’un discours philosophique sur le mal ne soit tout simplement pas possible ou que le philosophe doive, en cette matière, céder la parole au poète et au prophète ? Il se fermerait pourtant ainsi à cela même qui le sollicite et le met en chemin. La répulsion de la souffrance à l’égard d’elle-même est tout autre chose qu’une tendance instinctive : c’est « le seul réflexe qui soit déjà réflexion ». Nous ne réfléchirions pas si nous étions au monde comme des bergers d’Arcadie. Toute pensée, sans doute, commence avec l’étonnement, mais l’étonnement originaire n’est pas seulement la perplexité dans laquelle nous plonge l’ignorance devenue consciente d’elle-même ou le pressentiment intrigué d’un ordre invisible des choses. Il n’est pas, par exemple, l’espèce d’émerveillement qui saisit l’homme grec devant l’ordre du ciel. L’étonnement originaire est consternation. Il est l’étonnement devant le mal. D’une douleur infinie seulement peut naître l’exigence infinie dont la philosophie est le développement. Ce qui la limite est aussi ce qui la suscite.
On a, il est vrai, plus souvent tenu la violence peu l’autre du discours cohérent. Pour Eric Weil, ainsi, la philosophie est l’objet d’un choix et ce choix est par essence un choix moral. Est philosophe celui qui préfère, à la violence qui sépare, le discours qui rassemble. Sans doute, le philosophe est d’abord un homme — un homme, c’est-à-dire un être à la fois fini et raisonnable : l’ami de la sagesse n’est pas encore un sage ; chez lui non plus le discours n’a pas définitivement triomphé de son contraire ; c’est pourquoi le philosophe a peur ; il a peur non pour sa propre vie — car il sait, comme Socrate, qu’un « homme vraiment homme » ne doit pas être soucieux d’abord de « sauver sa vie », que ce n’est pas à cela qu’il doit « dévouer l’amour de son âme » — mais pour le choix même qu’il a lait et qu’il n’est pas certain de ne jamais trahir : il a peur de sa propre peur — c’est-à-dire de sa propre lâcheté, c’est-à-dire encore de sa propre violence possible ; il craint la défaillance d’une liberté qui, comme liberté, peut toujours une chose et son contraire ; il craint de rester capable, lui l’homme de la raison, d’une violence qui bien souvent d’ailleurs s’avance masquée et emprunte à celle-ci ses traits ; ainsi la raison et la déraison, la cohérence et l’incohérence n’importent pas au philosophe comme elles importent au logicien ; elles ne lui importent pas comme la compatibilité ou l’incompatibilité d’un système de propositions ; car nous le savons — et mieux sans doute que Max Seheler lorsqu’il nous mettait en garde — : « les buts du Diable ne sont pas moins systématiques que les buts de Dieu » ; seuls comptent l’accord ou le désaccord de l’existence avec elle-même. Mais le choix de la raison est-il lui-même sans raison ? Une liberté pure ne serait-elle pas dans ce cas une liberté indifférente : Ne resterait-elle pas incapable de reconnaître en elle-même la raison comme une tâche ? L’homme, sans doute, est un être à la lois fini et raisonnable ; mais comment un être fini peut-il choisir la raison r et comment un être raisonnable peut-il choisir la violence ? La peur pourrait-elle reculer devant elle même, pourrait-elle se réfléchir comme peur de la violence, si la raison et la violence ne s’apparaissaient pas immédiatement comme telles dans la passivité et dans la lucidité d’un souffrir ?<a