L'étiologie de la guerre : Les facteurs individuels
La théorie du complot accorde à la volonté malveillante un pouvoir considérable : l’intention de quelques-uns suffirait à créer un grand événement.
On comprend que le siècle des Lumières, qui fut celui de la revendication de toutes les libertés contre les fatalités ancestrales, mais aussi celui d’un certain optimisme anthropologique (il est impossible que l’être humain veuille sa propre servitude ou son propre malheur), fut par excellence le siècle qui a vu s’épanouir la théorie anti naturaliste, artificialisation du complot. Ainsi la religion fut-elle « expliquée » comme le résultat du complot des prêtres. Ainsi la guerre fut-elle expliquée comme le résultat du complot des rois. Ce faisant, était oubliée l’obéissance des peuples, sans parler de leur enthousiasme parfois.
Tel est le sentiment des auteurs de l’article « Paix » de Y Encyclopédie de Diderot : « Les passions aveugles des princes les portent à étendre les bornes de leurs États ; peu préoccupés du bien de leurs sujets, ils ne cherchent qu’à grossir le nombre des hommes qu’ils rendent malheureux ». D’ailleurs, la capacité à faire la guerre n’est-elle pas la marque principale du pouvoir et de la souveraineté ? C’est ce que disait avec une netteté particulière Machiavel : « Un prince […] ne doit avoir autre objet ni autre pensée, ni prendre autre matière à cœur que le fait de la guerre et l’organisation et la discipline militaires ; car c’est le seul art qui appartienne à ceux qui commandent… ».
Le marxisme et le structuralisme auront contribué à mettre au rang de mythologie l’explication des faits historiques par des facteurs individuels. Comment un seul homme, aussi exceptionnel fût-il, pourrait-il, en effet, entraîner un peuple dans une guerre dont celui-ci ne voudrait pas ? Cette question de philosophie de l’histoire est bien difficile à trancher : nul ne peut nier l’importance de Hitler dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Mais l’histoire fait aussi les hommes qui la font. Les grandes guerres furent le fait de grands chefs. Sans Alexandre, pas d’empire macédonien, sans Gengis Khan, pas d’empire mongol. Le génie du chef entre pour beaucoup dans la décision des armes, mais la guerre ne réside pas seulement dans les armes. Le style sublime de Napoléon avant et après la bataille contribuera pour beaucoup à son prestige et à sa gloire .
Gaston Bouthoul a parlé de complexe d’Abraham à propos de ces chefs inspirés par la transcendance et prêts à sacrifier les plus chers de leurs fils (en l’occurrence, leur peuple). Il y a, en effet, quelque chose de proprement religieux en même temps que de cynique dans l’idée du sacrifice assumé.
Dans ce qui peut déclencher une guerre, il convient de distinguer trois plans : a) le casus belli, c’est-à-dire l’incident, l’occasion (la plupart du temps, un prétexte) à partir desquels les hostilités sont ouvertes ; b) les motifs (rationnels) et les mobiles (passionnels) explicites qui justifient aux yeux des acteurs leur entrée en guerre ; c) les causes objectives, la plupart du temps inaperçues des acteurs eux-mêmes, pris qu’ils sont entre les occasions, les motifs et les mobiles.
C’est parce que la guerre est un fait social total que ses causes peuvent appartenir à tous ces ordres en même temps. Les théories que Sorokin a appelées unilatérales sont difficilement soutenables. Les guerres présentent une telle diversité historique qu’il est impossible de les réduire à une causalité unique et exclusive applicable à toutes. On peut, en revanche, penser qu’il existe des facteurs dominants, sinon constatables universellement, du moins repérables historiquement. En outre, chaque guerre présente une configuration spatio-temporelle particulière de causes générales. La série des causes, aussi exhaustive soit- elle, ne saurait néanmoins expliquer totalement l’existence d’une guerre ni son déroulement. « Aucune activité humaine, observait Clausewitz, ne dépend si complètement et si universellement du hasard que la guerre ». C’est parce que la guerre est soumise à toute une série d’aléas que les Anciens avaient recours aux procédés divinatoires avant de livrer bataille (partout la superstition est le moyen symbolique d’éliminer l’angoisse issue d’une incertitude mortelle). Un chef d’armée romain consultait les augures. La foudre, une éclipse, un tremblement de terre étaient considérés comme des signes funestes par les soldats : malheur au général qui tombait en montant ou en descendant de cheval !