les guerres nationales
Avec la massification des sociétés humaines et les guerres nationales qui en furent à la fois le facteur et l’expression, un thème nouveau apparut du côté des apologistes : celui de la force retrempée. Le XIXe siècle, qui fut par excellence celui du Progrès, fut hanté par son envers – la décadence. Décadence historique des nations (idée récurrente chez les penseurs qui détestent la modernité), dégénérescence physique, biologique, des êtres humains eux-mêmes. A rebours de cet avachissement, la violence guerrière a pu apparaître comme ce qui reforge une nation et redresse des forces vitales en voie d’épuisement (cette thématique est, nous l’avons vu plus haut, présente chez Nietzsche).
L’un des plus délirants apologistes de la guerre fut l’écrivain traditionaliste Joseph de Maistre. Pour un penseur comme lui hanté par la corruption de la modernité, la guerre est un fait providentiel capable de fortifier la nature humaine, le moyen le plus efficace pour ressouder les énergies. Lorsque l’âme a perdu non ressort par la mollesse, la crédulité et « les vices gangreneux qui suivent l’excès de civilisation» (sic), elle ne peut être retrempée que dans le sang. Tout ce que les êtres humains ont accompli de grand dans l’histoire a tenu à l’état de guerre : de Maistre dit que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle le génie. La guerre est divine en elle-même puisque c’est une loi du monde.
Il y a quelque chose de profondément morbide dans cette fascination du sang et de la mort. Dans Les Soirées de Saint- Pétersbourg , Joseph de Maistre écrit : « L’homme est chargé d’égorger l’homme ; la terre entière continuellement imbibée de sang n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort de la mort ».
Bien que situé aux antipodes de cette idéologie réactionnaire, le patriotisme républicain des soldats de 1914 ne sera pas très éloigné de cette morbidité où l’amour du sacrifice peut n’être que le voile dissimulant l’amour de la mort.
Un autre penseur du XIXe siècle, politiquement aux antipodes lui aussi du réactionnaire Joseph de Maistre, a développé une étonnante apologie de la guerre avec des termes parfois semblables : Pierre-Joseph Proudhon, plus connu pour être le théoricien du solidarisme anarchiste. Dans l’ouvrage qu’il lui consacre, et où il défend la thèse centrale qu’il n’y a pas d’opposition entre le droit et la force, que c’est la force qui fait le droit, et donc qu’il convient de prendre avec sérieux l’expression de « droit du plus fort », Proudhon écrit de la guerre : « Les loups, les lions, pas plus que les moutons et les castors ne se font entre eux la guerre : il y a longtemps qu’on a fait de cette remarque une satire contre notre espèce. Comment ne voit-on pas, au contraire, que là est le signe de notre grandeur ; que si, par impossible, la nature avait fait de l’homme un animal exclusivement industrieux et sociable, et point guerrier, il serait tombé, dès le premier jour, au niveau des bêtes dont l’association forme toute la destinée ; il aurait perdu, avec l’orgueil de son héroïsme, sa faculté révolutionnaire, la plus merveilleuse de toutes et la plus féconde? ». Le philosophe met en garde les « philanthropes » : vous parlez d’abolir la guerre, mais vous risquez ainsi de dégrader le genre humain ! Proudhon mystifie la guerre au point de prétendre que son abolition pourrait ravaler l’être humain à un rang inférieur : sans la guerre, l’homme régresserait à un stade animal, c’est la guerre qui fait de lui un être supérieur, qui lui confère toute sa dignité. Alors que la paix amollit l’âme (il y a, chez les apologistes de la guerre, une constante hantise du mou), la guerre est le mouvement, la vie, le feu. Cette élévation mystique de la guerre interdit qu’on puisse porter sur elle un jugement bêtement moral. La guerre est un « fait divin » (c’était l’adjectif utilisé par Joseph de Maistre), elle n’est pas plus juste ou injuste d’un côté que de l’autre, « elle est, des deux parts, et nécessairement, juste, vertueuse, morale, sainte, ce qui fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirais même miraculeux, et l’élève à la hauteur d’une religion». Proudhon précise un peu plus loin : « J’appelle divin tout ce qui dans la nature procède immédiatement de la puissance créatrice et, dans l’homme, de la spontanéité de l’esprit ou de la conscience ».