Le sens de la guerre : L'apologie de la guerre
Dans Don Quichotte, Cervantes place dans la bouche de son héros un éloge de la guerre mi-sérieux mi-plaisant, mi-raisonné mi-fou qui dresse un parallèle entre les lettres et les armes : la guerre fait littéralement vivre des aventures fantastiques (le chevalier de la Triste-Figure, rappelons-le, a eu la cervelle échauffée par la lecture de romans de chevalerie), elle exalte toutes les qualités de l’esprit (la compréhension de ce qui se passe, l’intuition de ce qui peut arriver), et elle travaille à la paix. L’apologie de la guerre peut donc être un exercice de rhétorique. Dans un monde qui, comme le nôtre, a fait de la paix une valeur universelle , cette apologie peut raisonner comme une insupportable provocation. Mais ce sentiment est récent. Même Kant, dont le pacifisme ne fait guère de doute , a pu écrire que la guerre, « lorsqu’elle est conduite avec ordre et un respect sacré des droits civils, a quelque chose de sublime en elle-même ».
Il convient aussi de faire la part de la métaphore. Le bouddhisme lui-même, dont l’idéal de non-violence est bien connu, utilise abondamment des images guerrières. La question reste de savoir si le langage résolument guerrier d’un philosophe comme Nietzsche doit être compris comme une réelle apologie de la guerre — ce que les nazis, qui voyaient dans le philosophe un de leurs héros/hérauts se sont empressés de faire — ou bien comme une stratégie de montée au pathétique. En annonçant des guerres telles que le monde n’en a jamais connu auparavant (alors même qu’à son époque – les années 1880 – la plupart des penseurs croyaient à une prochaine pacification fatale), Nietzsche, une fois de plus, s’est avéré bon prophète. Par ailleurs, nombre de textes de Nietzsche valorisent la guerre comme l’expression d’une volonté de puissance affirmative : rien de plus étranger à ce philosophe que cette paix chrétienne ou bouddhique qui ne correspond, en fait, sous couvert de valorisation morale, qu’à une exténuation des instincts de vie. Plus qu’aucun autre philosophe avant lui, Nietzsche s’est voulu résolument polémique. Sa « philosophie à coups de marteau » rappelle d’abord l’arme emblématique de Thor, le dieu germanique de la guerre. Le thème de la guerre est récurrent chez Nietzsche : « Ce petit écrit, dit-il dans l’avant-propos du Crépuscule des idoles, est une grande déclaration de guerre », mais la formule pourrait convenir aussi bien à la plupart des ouvrages publiés de l’auteur, sans compter cette Volonté de puissance sur laquelle il a travaillé les dernières années de sa vie lucide et qui est resté en chantier. « Je suis de nature guerrière. L’agression fait partie de mes instincts » prévient-il dans Ecce Homo .
Cela dit, lorsque Nietzsche parle de guerre, il n’est pas sans évoquer (analogie à laquelle il n’aurait, pour des raisons évidentes, pas pensé) la distinction faite par les musulmans entre grand et petit djihad. La vraie guerre, pour Nietzsche, qui, en fait, ne pose jamais ses problèmes sur un plan politique, n’est pas celle qui voit s’affronter deux armées – surtout s’il s’agit d’armées nationales – mais celle qui voit s’opposer les deux types de volontés de puissance. D’où l’opposition topique établie dans Ainsi parlait Zarathoustra entre le soldat et le guerrier, dans le texte même où le surhomme est annoncé comme une exigence . Comme il existe deux types opposés de volontés de puissance, il existe deux types opposés de guerres : la guerre qui est issue de l’instinct de vengeance et du ressentiment, c’est-à- dire celle qui naît du poison historique (une maladie de la mémoire collective) d’une part, et la guerre qui témoigne d’une surabondance de force, qui manifeste une confiance joyeuse dans la vie, d’autre part . « On a renoncé à la grande vie lorsqu’on renonce à la guerre » dira-t-il dans Le Crépuscule des idoles. C’est de cette guerre que Zarathoustra fait l’apologie devant ses « frères en la guerre ». Zarathoustra se plaint de voir plus de soldats que de guerriers : le soldat est le membre d’une armée et l’obéissance est toute son existence ; le guerrier, lui, est solitaire. Le surhomme est un guerrier, il ne se bat pas pour une cause, mais pour des valeurs. Le Zarathoustra est un contre-évangile : la prédication de la guerre contredit frontalement celle, chrétienne, de l’amour du prochain. « Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la faiblesse ». Dans Ecce Homo, Nietzsche conforte l’interprétation métaphysique de son apologie de la guerre en résumant à travers quatre propositions ce qu’il appelle sa « pratique de la guerre ». Ce texte montre bien sur quel plan philosophique supérieur il convient d’interpréter le sens nietzschéen de la guerre . Le soldat croit qu’il est de son devoir de mépriser l’ennemi et son but est de l’affaiblir, voire de l’éliminer. Le guerrier de Nietzsche, lui, est aux antipodes de ce sentiment et de cet objectif : « Vous devez être fier de votre ennemi, proclame Zarathoustra, alors les succès de votre ennemi seront vos succès ».
Un aphorisme, devenu célèbre, du Crépuscule des idoles est intitulé « A l’école de guerre de la vie » : « Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort ». Certes, cette guerre exaltée a davantage un sens métaphorique que direct. Et pourtant, ce serait une erreur de lecture que de croire que Nietzsche ne pensait qu’aux guerres de l’esprit. Dans un aphorisme du Gai savoir’ intitulé « Notre foi en une virilisation de l’Europe », Nietzsche salue l’entrée de l’Europe (grâce à Napoléon) dans l’âge classique de la guerre et il se réjouit à l’idée qu’en ce monde l’homme l’emportera sur le commerçant et le philistin .
Mais c’est d’abord à des guerres réelles, avec combats physiques, blessures et morts d’homme, que l’on trouvera des vertus. Pour les Anciens, la guerre, parce qu’elle fait passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier, est une mise à l’épreuve nécessaire des vertus civiques. La guerre arrache l’homme libre à la singularité de son existence ; c’est elle qui, au même titre que les délibérations publiques, mais avec des enjeux plus lourds encore (la défense de la cité) fait de lui un citoyen. Dans l’Antiquité, en effet, seuls les hommes libres avaient l’honneur de porter les armes ; les esclaves n’avaient pas ce droit. Et les hommes libres pensaient qu’un trop grand amour de la vie est un signe de servilité et que la servitude est un mal pire que la mort. Aux yeux de Platon, le seul fait qu’ils n’avaient pas préféré la mort à la servitude suffit à montrer la servilité naturelle des esclaves. En somme, du simple fait qu’ils vivent, les esclaves prouvent qu’ils méritent leur condition. Dans les sociétés traditionnelles et féodales, gouvernées par le sens de l’honneur, la mort est de beaucoup préférable à la reddition et à la captivité. C’est pourquoi, sur le champ de bataille, la fuite est la honte suprême. Dans les villes et forteresses assiégées, il est souvent arrivé que le suicide collectif comme celui des juifs à Massada prive le vainqueur d’une partie de son triomphe. Un lion mort vaut mieux qu’un chien vivant, disait-on en Inde .
Aristote pensait de la vertu guerrière qu’elle est la seule vertu que tout le monde peut posséder. C’est parce qu’il ne saurait y avoir de liberté qu’adossée à la mort que le courage était aux yeux des Grecs la plus grande des vertus. Hegel, pour lequel pareillement il ne saurait y avoir de liberté véritable sans le risque assumé de la mort, perpétue ce modèle dont il constitue la théorie : « Le courage est, pour soi, une liberté formelle, parce qu’il constitue l’attitude où la liberté s’abstrait le plus totale- mont de tous les buts particuliers, la propriété, la jouissance et la vie ». Si le courage est la plus grande des vertus, cela signifie <le fait que la lâcheté est le plus honteux des vices. Dans l’Antiquité, la lâcheté était associée à tout ce que l’on méprisait : les femmes, les esclaves, les barbares.